Rose tango
 
 
Auteur Nicky Barthe
 
 
 
 
" Elle accrochait au ciel,
ça lui donnait des ailes,
en haut de son balcon
comme des p'tis papillons
des touches de rose tango
qui formaient des berceaux
qu'elle aimait contempler
quand la vie la blessait.
Rose tango c'était son lamento
Rose tango et aussi son credo. "

 
Accompagnée par l'orchestre, la chanteuse susurrait les paroles de la rengaine. Le bandonéon donnait à la mélodie un air plaintif et l'accordéon dégueulait ses notes en sanglots langoureux. Sur la piste irisée par la coupole multicolore qui tournoyait au plafond, les danseurs rivalisaient de souplesse et d'entrechats. Trois fois par semaine, jeudi, vendredi et samedi, le casino de la ville organisait des soirées qui rassemblaient une faune éclectique venue pour le plaisir de la danse, mais pas seulement. En regardant l'assistance, on découvrait une grande majorité de femmes et de femmes d'âge mûr ; de quarante à soixante-dix ans elles recherchaient, pour la plupart, l'âme sœur ou l'aventure d'un soir. Quelques dragueurs invétérés y trouvaient une " affaire " et l'assurance de leur indémodable séduction !

A l'entrée de la salle, une pancarte rappelait " aux invités " qu'une tenue correcte, costume cravate, était exigée. Armand évoluait donc depuis un an dans cette demi-mondanité : le responsable marketing du casino avait eu l'idée géniale d'engager un danseur professionnel !

A cinquante-cinq ans, un soir de déprime, (la boite qui l'employait en tant que comptable venait de le licencier) il avait bu un verre au bar ; comme il était plutôt bel homme, quelques rombières faisant tapisserie l'avaient aguiché de quelques œillades coquines. Son cœur en peine n'était pas à la gaudriole et il avait ignoré ces avances indécentes  à un pareil moment. Mais comment informer sa femme de la triste situation dans laquelle les plongeait ce licenciement ?  Oui comment ? Avec trois grands enfants, tous étudiants, les indemnités de chômage ne suffiraient pas à subvenir aux besoins de sa famille !  Quant à retrouver du boulot à son âge…. ! Il avait décidé de se taire.
 
Chaque matin, Armand partait donc comme d'habitude, mimant l'employé modèle qu'il avait toujours été et rentrait tard dans la nuit prétextant une surcharge de travail ! Le casino avec sa belle façade rococo était là bien beau, bien tentant comme un gâteau de chantilly garnis de fruits confits et Armand devint un habitué ! Au bout de quinze jours on l'appela par son prénom ; un soir il fit la connaissance du directeur commercial qui avait remarqué son port altier et son pas de danse chaloupé qui plaisaient aux femmes. Excellent cavalier Armand accepta l'alléchante proposition du directeur : faire danser les clientes. C'est ainsi qu'il devint danseur mondain ! Un costume trois pièces habillait son élégante silhouette mais il gardait une désinvolture naturelle qui le rendait très sympathique. Trois soirs par semaine ce n'était pas éreintant, du moins c'est ce qu'il crut au début ! C'était ignorer la voracité de la gent féminine qui se le disputait ; il instaurait maintenant des tours et envisageait même de donner  des tickets ! Elles étaient insatiables !
 
Rose tango c'était son lamento
Rose tango et aussi son credo.
 
 
Ses pieds étaient douloureux, il ne s'arrêtait de danser que lorsque l'orchestre faisait un break ; là, il en était à son dixième tango et à bout de force il pensait au film " on achève bien les chevaux " !
" Un pas en avant, deux pas en arrière et vlan je la bascule, pas trop, elle est trop vieille, trop lourde aussi ! Mince, elle m'échappe, d'un tour de bras je rattrape sa taille ! Ouf ! "
 Las, Armand ne savait plus avec qui il dansait, pourtant il les connaissait toutes et les appelait par leurs prénoms ; à ce stade d'épuisement elles n'étaient que des corps plus ou moins rances qu'il maniait avec plus de précaution suivant leur âge. Les différents parfums dont ces dames s'inondaient lui donnaient la nausée à cette heure de la nuit ; les vêtements moites de sueur  collaient sur les peaux fatiguées et les odeurs précieuses se transformaient en puanteur insupportable.
 
Rose tango c'était son lamento
Rose tango et aussi son credo.
 
L'orchestre s'arrêta enfin !
Divine (c'était son prénom) le gratifia d'un regard enamouré pour le remercier. Toutes étaient un peu amoureuses de lui, même les plus jeunes mais il respectait deux règles :
ne pas boire plus d'un whisky par soirée et surtout ne céder à aucune avance ! Ainsi se protégeait-il d'une quelconque tentation, car il y en avait, ce n'était pas un saint !
Jeanine, Bernadette et Jocelyne se précipitèrent pour retenir le prochain tour.
- Armand, mon chéri, c'est pour moi la prochaine, c'est une valse ! dit l'une d'elle.
- Eh ! Pitié les filles, je respire un peu !
Ne voulant pas lui déplaire, elles minaudaient autour de lui ; il pensa : des mouches sur une viande avariée ! Cette pensée le déprima un instant. Il s'assit enfin sur le tabouret du bar et commanda exceptionnellement un cognac avec glace. Encore deux heures avant d'aller se coucher, il regarda sa montre. Dans leur grand lit douillet, sa femme devait dormir profondément ce qui lui permettait de tricher lorsqu'elle s'inquiétait :
- A quelle heure es-tu rentré hier au soir ?
- Juste avant minuit, chérie !
En réalité, surtout le samedi, il arrivait à deux heures du matin. Combien de temps pourrait-il encore vivre dans le mensonge ? Quatre ans, il fallait tenir quatre ans, l'âge de la retraite, il aurait alors soixante ans. Le contexte du casino ne favorisait pas les confidences, le bruit, le monde, mais certains soirs lorsque la salle était clairsemée, deux ou trois de ses copines s'étaient épanchées lui racontant leurs souvenirs et leurs regrets aussi ; c'était souvent triste. Quant à lui il s'était rajeuni de cinq ans et annonçait être divorcé sans enfant ; il aurait eu l'air fin à dire : marié trois enfants, hein !
Bernadette s'accrochait maintenant à son bras redoutant que la prochaine valse ne lui échappe et jouait, vieille gamine, à tirer sur sa cravate. Un groupe de jeunes venait de rentrer, ça arrivait parfois, et s'attablait face au bar. Armand, sa petite cour autour de lui, sirotait son cognac, un éclat de rire lui fit dresser l'oreille, il entendit une voix d'homme:
- T'as vu le danseur pro qui fait le beau au milieu de son fan club !
Armand se retourna s'apprêtant à une réponse pleine d'humour, il regarda l'individu une lueur amusée dans les yeux qui s'éteignit aussitôt lorsqu'il découvrit, assise au coté du garçon, une jeune fille les yeux pleins de larmes qui le fixait en disant :
- Mais papa qu'est-ce que tu fous ici ?
Et dans le lointain, la voix assourdie de la chanteuse lui parvenait :
 
" D'un joli rose tango
elle peignait tous ses maux
et ainsi dans son cœur
revenait le bonheur…….
Rose tango…… ! "