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Ah! si Coluche n'avait pas existé !
Auteur
Danièle Akakpo
Ah ! Si
Coluche n’avait pas existé ! Evidemment, le personnage aurait manqué dans le
paysage de la dérision, du comique attentif aux faits de société. Mais si
personne n’a réussi à remplacer le bon gros gars au nez rouge et à la salopette
rayée, la tradition du rire se perpétue et se renouvelle avec des Gad, Palmade,
Alévêque, Boon, j’en passe et des meilleurs sans doute.
Non, le
fait important à souligner, c’est que sans l’ami Coluche, la France n’aurait
jamais connu cette florissante entreprise qui a pour nom les restos du cœur. Il
fallait s’appeler Coluche pour claironner un beau jour de 1985 : « aujourd’hui,
on n’a plus le droit d’avoir faim ou d’avoir froid ! » et entraîner derrière soi
un bataillon de volontaires prêts à revigorer les oubliés de la société de
consommation.
Quelle
formidable idée que de donner à ceux qui n’ont plus les moyens d’acheter ! J’ai
recueilli le témoignage de l’un d’entre eux, une maman sans travail, seule avec
deux enfants. Ecoutez-la :
« Les
restos, c’est tout ce qu’il y a de plus sympa ! On nous distribue des provisions
; pas question de se mettre à table comme des vacanciers et de se faire servir
un repas tout prêt. Non, les patates, les carottes, on les emporte pour les
éplucher et les faire cuire, histoire de garder le cœur à l’ouvrage. La semaine
prochaine, je prendrai du lait, de la farine, du sucre, de l’huile – ça, y en a
à volonté – et des œufs, et pour Mardi gras, je leur ferai des bugnes* à mes
gamins : une grande platée. On mangera peut-être que ça pendant quatre jours,
mais au moins mes mômes, ils auront eu leurs beignets de Carnaval comme tous les
autres, et meilleurs que ceux du pâtissier, parce que c’est la recette de ma
mère et que je l’ai jamais oubliée.
Bien
sûr, faut faire la queue avant de remplir ses sacs, dans le froid bien souvent.
Mais c’est pas grave : je mets trois pulls (ils en donnent aussi maintenant au
resto), mon gros manteau, deux paires de chaussettes de laine dans mes vieilles
bottes, j’enfonce mon bonnet jusqu’aux yeux – diable, je viens pas pour faire
des photos de mode – ! Et dans la file, ben, on discute, on fait des
connaissances, on rigole même parfois.
Depuis
quelque temps, y en a qui se plaignent que c’est devenu compliqué parce qu’il
faut prouver qu’on est vraiment dans le besoin. C’était pas comme ça au début, à
ce qui paraît. C’est pas bien sorcier pourtant de montrer ses papiers. Moi, je
sors mon décompte des allocs, c’est tout ce que j’ai comme revenu. D’autres
montrent leurs allocations chômage – une misère – leur RMI ( ça s’appelle RMA,
maintenant, à ce qu’on dit ; pourvu que ça baisse pas, c’est tout ce que je
demande pour ceux qui ont rien d’autre. J’ai vu un vieux, Papy Mougeot que les
autres l’appellent, pas loin de la retraite, qui pleurait presque en dépliant
ses fiches de paie : c’est pas honteux d’avoir un petit boulot et de pas pouvoir
s’en sortir ? Même ceux qui ont pas de papiers du tout – les étrangers, par
exemple – ils repartent avec leurs provisions. Normal, c’est pas parce qu’ils
ont le teint basané qu’ils ont pas faim comme les autres.
Depuis
un mois, c’est vrai qu’il en arrive plein des nouveaux, des pauvres malheureux
qui causent pas un mot de français, et des gens de chez nous avec leur lettre de
l’Assedic qui leur dit : « la loi a changé, vous avez assez touché, vous avez
plus droit à rien. » C’est honteux, j’espère que la CAF va pas s’y mettre elle
aussi !
Les
responsables du resto, ils se font du souci ; ils ont peur de plus avoir assez
de bouffe à distribuer.
Parce
que quand même, un endroit comme ça, d’où vous repartez avec un plein sac, sans
avoir sorti votre carte bleue, votre carnet de chèques ou deux ou trois billets,
vous en connaissez un autre, vous ? Moi, mon chéquier, ma carte bleue, ça fait
belle lurette que la banque me les a repris. Et vous avez déjà essayé de passer
à la caisse d’une grande surface en disant : « j’ai pas un sou ! »
Les
dames et les messieurs de l’accueil, ils sont gentils, souriants ; ils nous
reconnaissent, ils demandent des nouvelles des petits, si ça va à l’école. C’est
bien pour ça qu’on dit « les restos du cœur ! »…Les caissières de magasins,
elles sont tellement pressées qu’elles vous regardent même pas !
A Paris,
le jour de l’ouverture des restos, ils ont droit à la visite d’un Ministre. Ils
en ont de la chance ! Ici, on voit de temps en temps le maire ou un adjoint,
plutôt une adjointe : ils nous serrent la main, ça réchauffe. »
Eh oui,
la petite PME de Coluche, constituée pour un an, que dis-je pour trois mois
d’hiver, entièrement composée de bénévoles, voilà qu’elle existe toujours en
2005 et qu’elle a prospéré ! Chaque hiver la voit accueillir de nouveaux
clients. Le bruit court qu’elle va devoir en refouler. Par contre, tout le monde
s’accorde à penser qu’elle devrait fonctionner douze mois sur
douze.
Saviez-vous qu’au fil des ans, l’association avait dû créer « les
toits du cœur » pour ceux qui n’arrivent plus à se loger, « les bus du cœur »
dans certaines villes pour distribuer boissons chaudes et sandwiches aux SDF de
plus en plus nombreux.
Et les
restos sont devenus de vrais restos où l’on sert des repas chauds parce que,
quoi qu’en pense notre brave interviewée, allez donc éplucher des patates et des
carottes, les faire cuire et les manger lorsque vous vivez 24h sur 24h dans la
rue et dormez sous un carton !
C’était
quand même une riche idée qu’il avait eue, l’ami Coluche : monter une entreprise
rien qu’avec des bénévoles.
Pas de
salaires, pas de charges sociales : rien que du cœur…et beaucoup d’huile de
coude pour que ceux qui ont un peu ou beaucoup travaillent pour ceux qui n’ont
presque rien. Il n’avait pas ménagé sa peine, cherchant aides et subventions
auprès des pouvoirs publics, de la communauté européenne, sollicitant des dons
auprès des particuliers et obtenant même une déduction fiscale pour les généreux
bienfaiteurs : il avait bien compris, le bougre, que chez certains le coeur et
le porte-monnaie se trouvent dans la même poche.
Enfin, c’est grâce à Coluche et à sa clique d’enfoirés que
les Français ont droit tous les ans à un spectacle télévisé qui réunit les
petites et grandes vedettes de la chanson, pas nécessairement de la chanson
d’ailleurs ! Des acteurs, des présentateurs télé viennent aussi donner de la
voix, même s’ils n’en ont pas, parce qu’ils ont du cœur et qu’un peu de
publicité ne fait jamais de mal. Et pour ceux qui n’ont pu voir le spectacle, ou
qui veulent en conserver un souvenir, on sort un CD, celui du chœur des restos
dont le produit des ventes va aux restos du cœur.
S’il revenait le mec à la salopette rayée, que croyez-vous
qu’il penserait, dirait, ferait ?
J’hésite entre deux hypothèses :
— Aller poser une bombe au Conseil des ministres ou à
l’Assemblée Nationale en hurlant : « Bande d’enfoirés, j’avais dit : un hiver !
Mais qu’est ce que vous lui avez fait à ma France ? »
—Retourner à toute allure dans son paradis écrire en
sanglotant le plus triste de ses sketches : « c’est la cata, y a plus rien à
faire pour arrêter le schmilblick. »
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